A paraître dans Panoramiques, septembre-octobre 2004.
Langlais : menace ou chance pour le continent européen ?
Ecole de commerce de Copenhague (Copenhagen Business School)
Linternationalisation et lorientation de plus en plus pratique de lenseignement supérieur en Europe signifient que lon demande de plus en plus aux universités danoises, comme celle où jenseigne, de fonctionner comme des entreprises, de sadapter et de se vendre sur un marché compétitif. Lun des symptômes de cette tendance est lemploi de plus en plus fréquent de langlais. Ce tropisme de communication dans le monde universitaire correspond à des évolutions comparables dans les domaines du commerce, de la politique, des médias, et de la « culture jeune », du fait de limpact des processus entrecroisés daméricanisation, de globalisation et deuropéanisation. Lexpansion de langlais est au centre de ces processus, et influe sur les langues et les identités linguistiques à léchelle locale, nationale et internationale. Je voudrais examiner certaines des implications de cet état de fait en rapportant certains aspects historiques de lunification de lEurope et de laméricanisation, certains des paradoxes intrinsèques de la politique linguistique en Europe, qui rendent compte de la négligence relative dans laquelle elle est tenue, et enfin poser la question de savoir si lexpansion de langlais constitue une menace pour les autres langues, et sil est nécessaire de prendre dans ce domaine des mesures plus actives afin de renforcer la diversité linguistique.
En principe, lUnion Européenne est fermement attachée au maintien de la diversité linguistique et culturelle sur le continent. Ce principe est inscrit dans les traités et dans la Charte des droits fondamentaux de lUE (2000): LUnion sengage à respecter la diversité culturelle, religieuse et linguistique (Article 22). En théorie, les onze langues ont le même rang de langue officielle et de travail dans les institutions supranationales de lUE, mais la réalité est plus complexe, pour des raisons qui seront exposées brièvement. La gestion du multilinguisme est très délicate, et lélargissement imminent de lUE et larrivée de nouveaux Etats, et de nouvelles langues, rendra les choses encore plus embrouillées. De même que le processus dintégration politique efface les limites entre la souveraineté nationale et les politiques supranationales partagées, les langues ne respectent pas les frontières nationales, et leur utilisation au niveau supranational reflète une hiérarchie entre elles, au niveau tant national quinternational.
Lune des forces motrices qui motivait un rapprochement entre les économies des divers Etats européens visait à établir des formes dinterdépendance rendant impossible une agression militaire. On pensait y parvenir en réglant les différents territoriaux entre la France et lAllemagne et en veillant à ce que le processus de réindustrialisation après les destructions de la guerre de 1939-45 réponde aux besoins et aux suspicions mutuelles de ces pays et de ceux qui avaient été occupés par les nazis. Les investissements extérieurs à lEurope étaient essentiels pour cela, et ils ne pouvaient venir que dune seule source, à savoir les Etats-Unis. Le Plan Marshall était un élément dune stratégie qui visait à installer lAmérique comme force prééminente à léchelle mondiale, grâce aux accords de Bretton Woods sur le commerce, la Banque mondiale et le Fonds Monétaire International, les Nations Unies et lOTAN. Le rétablissement économique de lEurope occidentale était considéré comme un rempart essentiel contre le bloc communiste.
Les objectifs américains ont toujours été explicites et constants depuis la Seconde Guerre mondiale. En 1948, le grand spécialiste de géopolitique du Département dEtat, George Kennan, écrivait : Nous possédons 50% de la richesse mondiale, mais ne comptons que 6,3% de sa population. Dans un telle situation, notre véritable tâche dans la période qui souvre sera de mettre au point un schéma de relations internationales qui nous permette de maintenir cette position de disparité. Il nous faudra pour cela jeter par-dessus bord toute idée de sentimentalité il nous faut cesser de parler de droits de lhomme, délévation du niveau de vie et de démocratisation. Le président Bush II sinscrit visiblement dans ce cadre, explicitement formulé par Condoleezza Rice, sa conseillère pour les Affaires étrangères : Le reste du monde trouvera avantage à ce que les Etats-Unis défendent leurs propres intérêts, car les valeurs américaines sont universelles .
Par conséquent, la formation des premières institutions de lUE résultait dun ensemble de raisons propres, les unes aux Américains, et les autres aux Européens. Des deux côtés de lAtlantique, on trouvait dans les années 1940 des partisans des « Etats-Unis dEurope », idée que des visionnaires pacifistes tels que Victor Hugo avaient défendue un siècle plus tôt. Ernest Renan, célèbre pour avoir affirmé quune nation est un référendum quotidien, écrivait en 1882:.Aucun Etat, aucune nation nest éternel. Tôt ou tard, tout sera remplacé par autre chose, peut-être une confédération européenne.1 Les Etats-Unis insistaient pour demander que le plan Marshall ne soit mis en place quà la condition dune coordination et dune intégration des économies des divers pays européens. La pression américaine fut donc décisive pour expliquer la forme que prit la collaboration qui sétablit entre les Etats dEurope à partir de la fin des années 1940, la Communauté Européenne du Charbon et de lAcier (1952), et la Communauté Economique Européenne (1958). La première ébauche dune Communauté Politique Européenne, avec un Conseil Exécutif, une Cour de Justice et un Parlement, apparut en 1953.
Cest à cette époque que fut institué le principe de parité pour les langues des Etats participants, initialement au nombre de quatre, et aujourdhui de onze. Le poids relatif du français dans les affaires de lUE sexplique par son emploi ancien dans les relations internationales, par la localisation des institutions de lUE dans des villes où cette langue était largement utilisée, que ce soit Bruxelles, Luxembourg ou Strasbourg, et par le fait que les hommes politiques francophones partageaient avec les Allemands le rôle principal dans la mise en place de la nouvelle Europe.
Les sentiments des Britanniques étaient mêlés quant à la perspective dune adhésion à lUE, à cause des liens quils conservaient avec leur empire, et de la confiance quils avaient dans la permanence de leur relation spéciale avec les Etats-Unis. De Gaulle bloqua lentrée du Royaume-Uni dans les années 1960 parce quil considérait quil jouerait le rôle dun cheval de Troie pour les intérêts américains. Lorsque le président Pompidou donna son accord à cette adhésion en 1972, on dit quil insista pour quelle ne change rien à la prééminence du français comme langue des institutions européennes. Bien que, théoriquement, la parité ait été assurée entre les langues officielles de la CEE, le français était le primus inter pares. Linquiétude de Pompidou quant au risque de voir le français éclipsé par langlais était pleinement justifiée, car langlais sinstalle bel et bien dans les meubles des grandes institutions de la Communauté..
Depuis 1945, la promotion de la langue anglaise est au centre de la stratégie mondiale de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis2, et le British Council joue un rôle clé pour maintenir les positions de la langue de lancien colonisateur dans les Etats issus de son empire, ainsi que dans le monde post-communiste, où lon prêchait la globalisation par lintercession de la trinité de léconomie de marché, des droits de lhomme et de langlais. Ainsi que lexplique le Rapport annuel du British Council pour 1960-61 :
Enseigner langlais au monde peut être presque considéré comme une extension de la tâche qui simposait à lAmérique lorsquil sagissait dimposer langlais comme langue nationale commune à sa propre population dimmigrants.
Les conséquences de la politique linguistique des Etats-Unis vis-à-vis des langues des immigrants et des Amérindiens ont été terribles. Il est également important de rappeler que les politiques nationales déterminent également les stratégies américaines à léchelle mondiale, et que langlais est crucial pour les unes comme les autres. Naturellement, ceci est également vrai du Royaume-Uni depuis plusieurs siècles.
A entendre certains responsables américains de haut niveau, le monde peut tout simplement se passer de lensemble des langues autres que langlais. En 1997, lambassadeur américain au Danemark, qui était issu directement du monde de lentreprise ceci expliquant cela fut suffisamment brutal pour dire, assez fort pour que ma femme lentende, lors dun déjeuner à luniversité de Roskilde: Le plus grave problème de lUnion Européenne est quelle a tant de langues différentes, ce qui empêche toute réelle intégration et tout développement de lUnion. Un rapport de la CIA datant de 1997 note que les cinq années à venir seront décisives pour imposer langlais comme unique langue internationale. Or lidée même quil puisse y avoir une seule langue internationale est évidemment un non-sens. Il y a littéralement des centaines de linguas francas internationales utilisées, mais beaucoup de personnes croient au mythe de lusage mondial de langlais, en particulier ceux qui profitent de leur bonne connaissance de cette langue, y compris les ténors universitaires de la globalisation linguistique.
Louvrage de George Monbiot, Captive state: The corporate take-over of Britain [LEtat captif : la mainmise des grandes entreprises sur la Grande-Bretagne] (Macmillan, 2000), illustre les nombreuses voies par lesquelles le pouvoir économique détermine la politique du gouvernement comme des autorités locales dans dinnombrables domaines, y compris lagriculture, lénergie, lenvironnement, lurbanisme, le système de santé, la recherche universitaire et lenseignement général. La consolidation dun marché commun de lUE et dune union monétaire a réalisé les vux du monde de lentreprise, coordonnés par la Table Ronde des Industriels Européens, association de présidents et directeurs généraux de 46 des plus grandes sociétés européennes (op.cit., 320). Ce groupe de pression semploie également de façon directe à fixer les termes de lélargissement de lUE aux pays de lEurope centrale et orientale (ibid., 324). Dans les négociations dadmission, tous les documents des Etats candidats doivent être fournis exclusivement en anglais.
Le Dialogue Transatlantique des Affaires réunit des entreprises américaines et européennes, et sarticule avec les réseaux du G8 et des différents chefs dEtat. On observe de plus en plus la mise en place dune structure regroupant pouvoirs publics et grandes entreprises. Il est prévu dinstaurer un marché unique réunissant lEurope et lAmérique du nord, un Partenariat Economique Transatlantique, conçu pour élaborer un réseau mondial daccords bilatéraux comportant des procédures de conformité identiques (cit. ibid., 329). Monbiot a résumé ces évolutions deux ans avant le Sommet de la Terre de Johannesburg, et depuis lors rien na changé qui puisse démentir son analyse (ibid., 329-330) :
Avant longtemps il ne restera plus quune minorité de nations à ne pas rentrer dans un marché mondial unique, à législation harmonisée, et elles se trouveront rapidement obligées de suivre le mouvement. Lorsquun nouvel accord mondial aura été négocié, il sera hors sujet, car le travail de lOMC aura déjà été fait. Nulle part sur terre ne pourront survivre de législations contraignantes en matière de protection de lenvironnement ou de droits de lhomme. Si ces projets de nouvel ordre mondial se réalisent, les élus du peuple seront réduits à létat dagents dun gouvernement global construit, coordonné et régi par les dirigeants des grandes entreprises.
En dépit de cette puissante tendance, dans laquelle langlais jour un rôle essentiel, le principe du multilinguisme dans lUnion Européenne a été réaffirmé dans dinnombrables déclarations. Les décisions émanant de Bruxelles, entérinées par les quinze Etats membres (et 70 à 80% de la législation nationale revient à appliquer des décisions prises à Bruxelles) sont publiées dans les onze langues. Il existe des services complets dinterprétation et de traduction dans les institutions de lUE, afin de garantir que les locuteurs de chacune des langues officielles ont également voix au chapitre. La gamme des compétences attribuées à lUE saccroît sans cesse, jusque dans le domaine de la culture. En théorie, léducation en est exclue, mais elle joue un rôle croissant dans les programmes de travail, allant du financement détudes et de recherches à la réforme et à lharmonisation de lenseignement supérieur. Ceci soulève la question de savoir dans quelle mesure la politique linguistique relève toujours exclusivement des Etats, ou peut être aujourdhui considérée comme une question qui intéresse lUnion en tant que telle. Les Etats membres peuvent-ils faire ce qui leur plaît, à condition de respecter au moins dans la forme les droits linguistiques figurant dans les conventions, chartes et traités de lUE ?
Ce genre de questions, ainsi que la gestion interne du multilinguisme dans les institutions de lUE, ont fait lobjet dun nombre étonnamment faible de travaux universitaires. Une thèse de doctorat récente en droit international soutenue aux Etats-Unis conclut que les mesures de protection de la langue française (la Loi Toubon) sont contraires au traité de Maëstricht et aux principes dun marché commun dans lequel les marchandises, les services, le travail et le capital circulent librement. Par conséquent, il est à prévoir que les avocats daffaires risquent bientôt dattaquer les lois linguistiques nationales, précisément sur cette base. Lauteur américain de la thèse propose une solution à toute cette diversité linguistique :
Il vaut la peine de se demander si lUE doit répondre à la demande duniformité en matière de langue des affaires, et se protéger plus efficacement contre déventuelles salves de législation linguistique de la part des Etats membres. Lune des mesures que lUE pourrait prendre serait dédicter une langue commune pour le marché européen.3
Les raisons fournies par lauteur sont naturellement prévisibles : rapidité daccès à linformation, efficacité, économies de traduction, élimination des « obstacles techniques nationaux », tous arguments qui valent du point de vue du producteur davantage que du consommateur. La thèse demande quil soit mis fin au « protectionnisme culturel des nations », invoque le rôle important que joue langlais sur le marché mondial, le fait quil est la langue étrangère la plus apprise (ce qui est vrai), sa position de « commun dénominateur linguistique » de tous les pays dEurope (ce qui est une absurdité), et « lavance des Etats-Unis dans les domaines technologiques et scientifiques » (que nous sommes supposés en Europe accepter avec reconnaissance). LUE doit agir de manière à empêcher « une nation de sopposer aux principes fondamentaux de lorgane supranational de gouvernement (commentaire qui révèle une incompréhension de la manière dont les décisions sont prises dans lUE). La conclusion est que ladoption dune langue unique servirait « à unifier, plutôt quà diviser, les Etats membres ». (op.cit., 202). Cest ainsi que lon cherche à vendre, de façon plus ou moins subtile, lobjectif de globalisation monolingue, et donc daméricanisation, sous couvert deuropéanisation.
En réalité, il est fort possible que les gouvernements européens naient aucune envie de suivre cet avis. Plusieurs dentre eux ont promulgué des lois pour résister à loffensive de langlais, ou envisagent de le faire. Cependant, le Vanderbilt Journal of Transnational Law est vraisemblablement lu par des avocats daffaires américains, qui pourraient envisager de vérifier la validité de ce principe devant un tribunal, et la décision que pourrait prendre la Cour Européenne de Justice à lissue dun procès est imprévisible. Mais il semble bien que la Commission veuille leur en épargner le coût et la peine.
En juillet 2002, la Commission a envoyé une lettre de mise en demeure au Gouvernement français, exposant que lexigence nationale détiquetage des produits alimentaires en français (conformément à la loi française) est contraire aux textes européens. Il nexiste à lheure actuelle que peu de contentieux dans ce domaine, et les décisions prises sont loin dêtre dépourvues dambiguïté4, de même que, à vrai dire, la directive du Conseil5 sur lharmonisation de la législation des Etats membres en matière détiquetage et demballage des produits alimentaires. La jurisprudence européenne semble être que la loi nationale ne peut exiger le recours à une langue particulière si le message peut être exprimé par dautres moyens, qui peuvent être une autre langue qui soit facilement compréhensible par le consommateur, celle-ci pouvant être complétée par des pictogrammes. Lintervention de la Commission suggère quil est possible que la transition dun marché unique à une langue commerciale unique ait commencé.
Cette initiative de la Commission est considérée par de nombreux Français comme montrant un peu trop le bout dune certaine oreille. Selon lAlliance pour la Souveraineté de la France, dans un communiqué de presse6 intitulé lEurope sattaque à la ménagère éclairée, la Commission cherche à imposer langlo-américain en tout et partout la construction européenne [est réellement] une entreprise de destruction de lEurope au profit de lAmérique mercantile . Une association intitulée Défense de la langue française7 a organisé une manifestation publique en janvier 2003, bien que le gouvernement français ait corrigé la réglementation pour se conformer aux exigences du droit européen. Il a résolu le problème en publiant un nouveau décret ministériel maintenant lobligation détiquetage des produits en français, mais stipulant que dautres langues peuvent également être utilisées8. Laffaire ne sarrêtera pas là. Cet exemple de différend entre la Commission et un gouvernement national résume linadaptation du traitement réservé aux politiques linguistiques.
Un second exemple qui fit la première page des journaux fut la proposition de modifier lune des procédures internes de traduction dans la Commission de Bruxelles, dans le cadre dun programme déconomies. Le gouvernement français eut connaissance de ce plan, à la suite de quoi une lettre commune fut envoyée par les ministres des Affaires étrangères de France et dAllemagne, Hubert Védrine et Joschka Fischer, à Romano Prodi, Président de la Commission, le 2 juillet 2001. Cette lettre accusait la Commission dessayer dintroduire le monolinguisme dans les institutions de lUE, ce qui, en clair, équivalait à instituer langlais comme unique langue de travail interne, et cela représentait une dérive inacceptable par rapport au système habituel. La réplique de Prodi, transmise en français et en allemand, assurait que le multilinguisme était dune importance cardinale pour lUE, que rien navait été décidé, mais quil fallait tenir compte de lefficacité et des économies à faire dans les services linguistiques. Lélargissement imminent de lUE rendait ces mesures encore plus importantes.
A ce stade, la presse avait détecté un complot pour imposer langlais à lUE (Irish Times), Fischer et Védrine sopposent à linvasion de langlais (Frankfurter Allgemeine Zeitung), Les projets linguistiques de Kinnock hérissent les Français (The Independent), etc. Nombre darticles de presse contiennent des inexactitudes quant au système actuel et à son coût, et se lancent dans des interprétations fantaisistes et nationalistes. Léchange de lettres et les articles de presse révèlent de la façon la plus claire quun nerf existentiel avait été touché. Ces deux différends sont de parfaits exemples de la constante tension entre les intérêts nationaux et supranationaux, et de labsence de procédures et principes adéquats pour résoudre les problèmes.
Je crains que cela ne soit généralement le cas au niveau supranational, et souvent national, même dans des pays qui font un effort de réflexion sur la politique linguistique, comme la France. Les efforts des Français ont eu une influence sur lappui apporté à la diversité linguistique dans les proclamations de lUE, mais on note un plaidoyer spécial pour le français, plutôt que pour les droits de toutes les langues en question9.
Nombre de facteurs entrent en ligne de compte pour expliquer que la politique linguistique ne soit pas abordée de manière plus calme et plus compétente.
Il existe des différences majeures entre les idéologies sous-jacentes à la formation des Etats, et dans le rôle quy joue la langue (la tradition romantique nationale, le droit du sang, Herder, comme en Allemagne, et la tradition républicaine, le droit du sol, la citoyenneté, comme en France). Les questions de langue ne sont donc pas comprises de la même manière dans les différents pays, y compris pour des notions de base comme celles de langue et de dialecte, ceci empêchant toute compréhension partagée des problèmes de politique linguistique.
Les niveaux de conscience des problèmes de politique linguistique varient largement dun pays à lautre de lUE et à lintérieur de chacun dentre eux. Ils tendent à être assez élevés, par exemple, en Finlande et en Grèce, mais souvent avec un point de vue très sélectif, et faibles au Danemark et en Angleterre.
Linfrastructure laisse à désirer dans les universités et instituts de recherche en Europe en matière danalyse de la politique linguistique, du multilinguisme, et des droits linguistiques, ce qui reflète un manque dinvestissement dans ce domaine.
Les attributions en matière de politique linguistique dans chaque pays tendent à être partagées entre les ministères des Affaires étrangères, de lEducation, de la Culture, de la Recherche et du Commerce. Les uns comme les autres sont généralement peu compétents en matière de politique linguistique, et la coordination entre eux est inadéquate ou inexistante. Dans les pays de structure fédérale, la responsabilité est encore plus diffuse.
Comme langlais est utilisé de façon intensive par des locuteurs, natifs ou non, de différentes parties du monde, il nexiste pas de corrélation simple entre son emploi et les intérêts dun Etat particulier. Il reste que langlais est lié au système économique dominant, et quil a une position très solide comme langue étrangère la plus répandue à lécole (de façon beaucoup plus accentuée en Europe du nord que dans la partie méridionale du continent), et dans les réseaux de communication à léchelle mondiale.
Ainsi, une politique de laissez faire comporte des risques majeurs pour toutes les langues autres que langlais. Exposer la politique linguistique aux forces du marché, tant au niveau national quà celui des institutions supranationales, cest être assuré quà larrivée on aura davantage danglais et moins dautres langues.
Quant à savoir si le progrès de langlais implique le naufrage des autres langues, il faudrait pour cela explorer toute une gamme de fonctions et de contextes du langage. Du fait que onze langues sont utilisées et se développent parallèlement dans les institutions de lUE, on peut soutenir quelles se renforcent toutes à léchelon international, même si ce nest pas nécessairement dans une mesure égale, et pas sans que la hiérarchie entre elles soit remise en question.
Je nentrerai pas dans la question épineuse du fonctionnement des services de traduction ou dinterprétation, mais je dirai simplement quils sont généralement dénoncés comme étant excessivement coûteux, alors quen fait ils ne représentent à lheure actuelle que 0,8% du budget total de toutes les institutions de lUE, ce qui revient à 2 euros par an pour chaque citoyen européen (montant très faible par comparaison avec les subventions à lagriculture). Cest là un modeste prix à payer pour le principe selon lequel lutilisation des langues de tous les Etats membres est une obligation, en particulier lorsquil sagit de lélaboration et de lapprobation dun courant constant de documents ayant force de loi dans tous les Etats membres.
La parité des 11 langues officielles de lUE est une question complexe, à laquelle les comptes rendus journalistiques, généralement sous la pression de telle ou telle crise, rendent rarement justice10. Les politiques linguistiques en Europe reflètent nombre de paradoxes et de tensions non résolus et entremêlés :
un héritage dEtats-« nations », de langues et dintérêts nationaux, MAIS une intégration supranationale, et linternationalisation de nombreux domaines, le commerce, la finance, léducation, la science, la politique et la société civile des Etats membres de lUE ;
légalité théorique des Etats membres de lUE et de leurs langues, MAIS un ordre de préséance entre les Etats et les langues, que lon voit actuellement dans le passage du français à langlais comme langue de travail principale des institutions de lUE. Les chiffres concernant les documents à létat de version préliminaire reflètent une évolution spectaculaire depuis une vingtaine dannées, du français langue principale à langlais langue dominante11;
la poussée continue de laméricanisation, de lhomogénéisation culturelle (McDonaldisation), et lhégémonie de langlais, MAIS la célébration de la diversité linguistique européenne, du multilinguisme, du métissage culturel et linguistique, et le soutien mesuré apporté aux droits linguistiques des minorités ;
la représentation des langues comme de simples outils techniques, pragmatiques, MAIS leur rémanence comme marqueurs didentité existentiels pour les divers individus, cultures, groupes ethniques et Etats ;
le traitement de la politique linguistique comme une question de fonctionnement pratique, MAIS sa persistance comme politiquement sensible, façon codée pour les hommes politiques, les eurocrates et les diplomates davouer quils ne savent pas comment réformer le présent régime, ni améliorer la communication interne et externe de lUE, problème que lélargissement rend plus complexe encore ;
lAllemagne comme force démographique et économique dominante en Europe, MAIS lallemand progressivement marginalisé dans les domaines du savoir, du commerce, de la « culture jeune » et sur le marché linguistique mondial, de la même manière que lon voit se réduire linfluence internationale du français. Lémergence de langlais comme langue étrangère la plus répandue en Europe, à cause de son utilité fonctionnelle évidente, entraîne la disparition des autres langues comme langues étrangères, alors que peu de systèmes denseignement sattaquent sérieusement au problème de la garantie de la diversité dans lapprentissage des langues, quil sagisse de langues étrangères, de langues de minorités régionales ou de celles de pays voisins ;
langlais est promu comme panacée linguistique, MAIS sur les 378 millions de citoyens des Etats membres, seuls 61 millions parlent langlais comme langue maternelle, moins de la moitié des autres connaissent langlais comme langue étrangère, et la proportion de ceux qui le parlent avec assurance varie grandement dun pays à lautre12. Il est étonnant que les Etats investissent lourdement dans lapprentissage dune langue qui symbolise limpérialisme culturel, et la conscience des formes et mécanismes de cet impérialisme culturel et linguistique est très lacunaire et souvent absente.
La clarté, lorsquil sagit de discuter de politique linguistique de lUE, est insaisissable car nombre des concepts centraux sont embrouillés et utilisés de façon contradictoire. Jen donnerai trois exemples :
En théorie, les onze langues ont toutes le même statut de langue officielle et de travail. En pratique, on observe une tendance à restreindre les langues de travail au français et à langlais, ainsi que, pour certains domaines, à lallemand. Cette confusion terminologique (qui est présente dans la lettre écrite à Romano Prodi par les ministres des Affaires étrangères de France et d'Allemagne mentionnée plus haut) est symptomatique de lacceptation dune hiérarchie des langues. Certaines langues sont plus égales que dautres.
En second lieu, le terme de lingua franca tend à être utilisé comme sil y avait égalité entre les utilisateurs de la langue en question, mais est-il vraisemblable que les locuteurs natifs et non natifs du français ou de langlais jouent à armes égales sur le terrain de jeu linguistique ? Linnocence de létiquette cache la dimension de pouvoir qui confère des privilèges à certains et en désavantage dautres. Naturellement, lutilisation de la langue maternelle ne garantit pas lintelligibilité. Les personnes qui emploient régulièrement plusieurs langues ont davantage tendance à être sensibles, dans leur utilisation du langage, à la communication interculturelle que les monolingues.
En troisième lieu, les désignations natif / non natif considèrent certains utilisateurs de la langue comme authentiques et infaillibles, et stigmatisent les autres comme illégitimes. Certains travaux, dans le milieu des enseignants danglais comme langue étrangère, entreprennent de décrire et de réévaluer langlais des Européens du continent, et ce pour plusieurs raisons13. Langlais est utilisé efficacement par dinnombrables personnes dont ce nest pas la première langue, ce qui fait que la « propriété » de langlais change, et ces utilisateurs devraient peut-être être considérés comme des locuteurs compétents dune langue non-nationale ou post-nationale plutôt que des sujets parlant mal un anglais maternel. Cest là une idée intéressante, mais il est difficile de voir les implications quelle peut avoir pour la pédagogie de la langue. Les vertus supposées des locuteurs natifs leur assurent actuellement un avantage colossal, tout dabord sur le marché du travail, et pas seulement comme professeurs de langue. La Commission et le Conseil de lEurope ont été attaqués pour avoir favorisé de manière illégitime les personnes de langue maternelle anglaise dans les annonces de vacances de postes auxquels tous les citoyens de lUE doivent avoir égal accès. La vérification de lapplication de ce principe doit être faite par linstitution de lOmbudsman, ou médiateur, de lUE, mais ses pouvoirs sont à lheure actuelle étroitement limités.
Ainsi, certains de nos concepts de base en matière de politique linguistique sont trompeurs. Au-delà des facteurs idéologiques qui brouillent lanalyse au niveau supranational dans ce domaine, on trouve la réalité banale des gens qui ont du mal à se comprendre, avec ou sans lassistance dinterprètes. Les paradoxes non résolus subsistent. Le défi que représente lélaboration de politiques linguistiques visionnaires et plus équitables attend encore dêtre relevé.
Le fait quun grand nombre de fonctionnaires, dexperts, duniversitaires, denseignants et dONG participent aux activités de lUE ajoute une identité linguistique supranationale aux identités linguistiques nationales existantes. Ceux qui maîtrisent langlais et le français, à titre de première ou de seconde langue, sont dans une position privilégiée. Il nest pas besoin dajouter que les Anglais et les Français eux-mêmes peuvent apprendre les langues étrangères. Sur le continent européen, langlais est traditionnellement appris comme langue supplémentaire et, jusque récemment, il était difficile dimaginer que les locuteurs de lallemand ou du suédois courent le risque de voir leur langue maternelle marginalisée ou atrophiée au niveau individuel ou au niveau social. Il se pourrait que ce tableau évolue. Ceci est dû aux empiétements de langlais dans de nombreux domaines.
La manchette de lédition européenne de Business Week du 13 août 2001 posait la question : Tout le monde doit-il parler anglais ? . Le corps de larticle était précédé dun titre pavoisant La Grande Fracture de langlais. En Europe, la connaissance de la lingua franca sépare les nantis des exclus . Le dessin de couverture représente deux hommes daffaires : lun communique avec succès, celui qui parle anglais ; lautre reste muet, sans voix. Il sagit ici de projeter limage de langlais comme indispensable dans le monde des affaires à travers lEurope. Le non dit est que la connaissance dautres langues ne mène nulle part. Larticle expose comment un nombre de plus en plus grand de sociétés dEurope continentale passent à langlais comme langue interne de lentreprise. Il explique également comment langlais des affaires est une manne pour les écoles de langues enseignant langlais. On a dit que ce secteur ne le cédait en importance, dans léconomie britannique, quau pétrole de la mer du Nord..
Langlais, comme Tyrannosaurus Rex de la communication scientifique14 nest pas une espèce éteinte. Dans certaines facultés de Norvège, les chercheurs sont récompensés par une prime importante sils publient en anglais, mais ce quils écrivent dans la langue du pays ne leur donne droit quà peu de chose. La tendance est à considérer une publication internationale comme intrinsèquement supérieure, même dans des pays qui disposent dune longue tradition de recherche nationale, et ceci influe sur les critères demploi et le choix des sujets de recherche. La domination de langlais comme langue de la science, tant dans les publications que dans la formation post-doctorale, fait l'objet de critiques de plus en plus sévères, et des sonnettes dalarme résonnent en Autriche15, au Danemark, en Allemagne et ailleurs.
Deux évolutions récentes touchant les pays nordiques méritent une mention spéciale16. Le Conseil des ministres des pays nordiques a lancé une recherche en 2001 sur les éventuelles pertes de domaines que pourraient subir les langues scandinaves, louable exercice, car on manque souvent de faits avérés témoignant des tendances observées, bien que tout le monde semble avoir une opinion sur la politique linguistique. Les rapports suggèrent quil y a un risque de voir ces langues connaître un effritement dans certains domaines, en particulier dans les activités scientifiques et technologiques. Le gouvernement suédois a également créé une commission parlementaire afin destimer dans quelle mesure le suédois était menacé par langlais, et pour élaborer un plan daction visant à garantir que le suédois reste une langue complète, bien apprise et employée par ses locuteurs de première et de seconde langue, et conserve ses droits entiers comme langue officielle et de travail de lUE. Le plan cherche également à sassurer que les Suédois sont bien équipés pour leurs besoins en langues étrangères, en particulier en anglais, et que ceux dentre eux qui parlent une langue minoritaire jouissent de leurs droits linguistiques. Un processus massif de consultation nationale est actuellement en cours, et devra déboucher sur une loi en 2004. Il semble que cet Etat-nation soit en train de passer du monolinguisme à un spectre différencié de multilinguisme.
La différenciation fonctionnelle entre plusieurs langues nest pas en soi nouvelle. Christian Wilster, poète qui fut le premier à traduire lIliade et lOdyssée dHomère du grec en danois, écrivait en 1827: Tout honnête homme qui tient à sa bonne éducation ne prend la plume quen latin, parle français aux dames, allemand à son chien et danois à ses domestiques. Depuis cette époque, nous avons connu dans toute lEurope lapogée de lEtat-nation monolingue, dont la main de fer est aujourdhui desserrée par laméricanisation et leuropéanisation. Nous sommes à lheure actuelle les témoins de lérosion du monopole dune langue nationale unificatrice et stratificatrice dans les Etats-nations. Ceci pose nombre de questions de droit linguistique17. Il est possible que laccès à la langue internationale dominante soit devenue la distinction clé séparant les nantis des plus démunis dans les pays dEurope continentale, et cela dans un sens beaucoup plus large que ce que voulait dire Business Week. En gros, cest le rôle de langlais à léchelle internationale dans les Etats post-coloniaux, où cette langue ouvre des portes aux happy few et les referme au nez de la plupart. Dans une grande partie de lEurope, la connaissance de langlais devient une condition préalable à laccès à lenseignement supérieur et à lemploi, conjointement aux formes préférées de communication dans la langue nationale. Les Etats sajustent à la globalisation, dont les conséquences sur la politique linguistique ne sont pas toujours apparentes. On ne sait plus très bien dans quelle mesure les Etats décident de la politique linguistique nationale, ou si linitiative est déjà passée aux institutions de lUE, aux conseils dadministration des multinationales et aux gardes-barrières anglophones dont dépend ladmission à dinnombrables domaines.
LUE sest fondamentalement abstenue de toucher au problème, en-dehors de la nécessité dassurer le fonctionnement de ses institutions sur les plans interne et externe dans un ensemble limité de langues. Le sommet de Copenhague en décembre 2002 sest surtout préoccupé darriver à un accord sur les conditions dadhésion des nouveaux Etats membres. Lors de la conférence de presse regroupant les chefs dEtat des pays membres et des candidats, la banderole déployée derrière les hommes politiques proclamait One Europe en une seule langue. Doù la réaction du ministre espagnol des Affaires étrangères, Ana Palacio, qui écrivit dans El País du 16 décembre 2002: La devise One Europe, en anglais seulement, pose problème. Même si la question des langues na pas été abordée à Copenhague, cest là lun des sujets en souffrance qui doivent être débattus le plus tôt possible. La survie et la viabilité de ce projet dEurope à vocation mondiale sont en jeu. Dans ce cadre, lespagnol, lune des langues officielles de lONU, parlée par plus de 400 millions de personnes dans plus de 20 pays, doit prendre la place à laquelle il a droit.
Mais ce que doit précisément être cette place nest pas clair, car la question des langues au niveau européen na pas été ouvertement traitée. Le sujet est explosif, selon le président du groupe de députés français au Parlement européen, Pierre Lequiller, qui sexprimait lors dune réunion organisée pour examiner le 11 juin 2003 un Rapport sur la diversité linguistique au sein de lUnion européenne, rédigé par Michel Herbillon.
La Convention sur lAvenir de lEurope na pas traité des questions de politique linguistique, même si les objectifs des récentes réformes de lUE incluaient une augmentation de la responsabilité politique et de la communication entre les institutions de lUE et les citoyens. La Convention choisit de ne pas répondre aux Propositions linguistiques pour lavenir de lEurope , présentées par le groupe Europa Diversa18, qui plaide en faveur de politiques plus actives pour renforcer la diversité linguistique, pour allouer des fonds à toutes les langues autochtones de lEurope, pour se conformer au principe de subsidiarité afin de garantir que le pouvoir et lauto-régulation des affaires linguistiques soient aussi décentralisés que possible, et pour lorganisation dun débat public sur la réforme du régime des langues dans les institutions de lUE. La Convention choisit également de ne pas répondre au mémoire présenté par Le droit de Comprendre - Groupement dassociations pour laction (Avenir de la langue française, Association pour la sauvegarde et lexpansion de la langue française, Défense de la langue française, Résistance à lagression publicitaire), et exposant qu
Un domaine fondamental de la culture et de lidentité des peuples a été passé sous silence par les autorités politiques, celui des langues.
Ce terrain abandonné a été investi par les commissaires et les fonctionnaires de la Commission, ou des autres institutions, pour imposer un choix linguistique, sans souci de lavis des citoyens et de leurs représentants. Ce choix se porte dune manière évidente sur langlais, langue unique de lEurope.
Lors de la Journée Européenne des Langues, le 26 septembre 2003, le Comité de coordination pour la démocratie linguistique en Europe (qui regroupe un nombre important dONG en France, en Allemagne et ailleurs) a lancé lAppel LEUROPE SERA MULTILINGUE OU NE SERA PAS. Mis à part une certaine activité gouvernementale au début de 2003 pour souligner la nécessité de lusage du français, le monde politique semble être paralysé dans le domaine de la politique linguistique.
Cette immobilisme sur la question des langues est extrêmement inquiétant, car linaction ne peut aboutir quà renforcer langlais et affaiblir les autres langues. Dans les affaires internes des institutions européennes, des pressions constantes sexercent pour faire des économies dans ladministration des services de traduction et dinterprétation. Ces pressions saccroissent à cause de larrivée imminente des langues des nouveaux Etats membres. Les diverses fonctions et services que fournit lUE exigent des politiques différentes. Il ny a rien dodieux à ce que les salariés permanents dune institution qui rassemble des personnes issues de milieux différents emploient un nombre restreint de langues. On peut demander aux eurocrates de pratiquer trois langues, à savoir leur langue maternelle et deux autres, et ceci doit être exigé en particulier des personnels qui ont le français ou langlais comme langue maternelle. A de tels postes, on peut sattendre à un plus haut niveau de connaissance passive (lecture, écoute) que de connaissance active (rédaction, expression). En revanche, il est déraisonnable de demander aux représentants des Etats membres, aux hommes politiques nationaux, aux fonctionnaires et aux experts dêtre aussi à laise dans une langue étrangère que dans leur langue maternelle. En théorie, on nescompte pas quils le soient, car linterprétation et la traduction servent à faciliter les interactions par-delà les barrières linguistiques, et le font souvent avec une efficacité impressionnante, mais en pratique lélaboration en parallèle de textes dune certaine complexité dans plusieurs langues à la fois, et leur mise au point définitive en temps voulu, posent de nombreux problèmes logistiques.
Les réformes doivent sattaquer aux paradoxes fondamentaux de la politique linguistique de lUE, clarifier les critères permettant daboutir à une communication multilingue équitable, et appliquer réellement une politique qui respecte les droits humains en la matière et renforce la diversité linguistique. Il convient donc de réunir de façon urgente toutes les parties prenantes de la politique des langues. Beaucoup dexpérience a été accumulée sur cette question dans le monde, bien que les responsables politiques aux échelons nationaux et supranationaux en soient très peu informés. La plupart des ouvrages consacrés par les spécialistes des sciences sociales à lintégration européenne réservent très peu de pages à la politique linguistique et trahissent une ignorance grossière de la question. Ils ont trop souvent tendance à considérer que lexpansion de langlais ne pose pas de problème. A mon avis, ces questions sont si complexes quelles méritent de sy voir consacrer des ouvrages entiers. Le livre que jai intitulé English-only Europe? Language policy challenges (Routledge, 2003)19 [Vers le tout anglais en Europe ? Les défis de la politique linguistique] vise à passer de la description de la situation passée et présente des langues en Europe à un ensemble de 45 recommandations spécifiques conçues pour garantir un profil plus haut et un traitement plus compétent. Elles sont regroupées en quatre catégories, qui concernent :
linfrastructure nationale et supranationale en matière de politique linguistique,
les institutions de lUE,
lenseignement et lapprentissage des langues,
la recherche.
Il est à espérer que ces recommandations ne resteront pas à létat de spéculations érudites jusquà ce que la volonté politique surgisse de bas en haut et de haut en bas pour séloigner du laissez faire et des ordres du jour nationaux rudimentaires, et considérer les problèmes dans leur ensemble, afin dinscrire dans les faits la rhétorique du maintien de la diversité européenne. Aucune langue nest par elle-même bonne ou mauvaise. Langlais peut être utilisé pour garantir lémergence dun ordre linguistique plus équitable en Europe.
1 Cité dans Davies, Norman 1996. Europe: a history. Londres : Pimlico.
2 Phillipson, Robert 1992. Linguistic imperialism. Oxford: Oxford University Press
3 Feld, S.A. 1998. Language and the globalization of the economic market: the regulation of language as a barrier to free trade. Vanderbilt Journal of Transnational Law, 31: 153-202. La citation est de la page 199.
4 Les affaires en question sont résumées dans English-only Europe? Language policy challenges, Robert Phillipson, Londres : Routledge, 2003, 157-160.
5 2000/13/EF, du 20 mars 2002.
6 Le 28 juillet 2002, <www. souverainete.france.org>, see also <www.voxlatina.com>.
8 Décret no 2002-1025 du 1 août 2002 art 1, Journal Officiel du 2 août 2002. Il est connu sous le nom de Décret Dutreil.
9 Lidéologie de la langue française comme langue dune importance particulière, et de la France, mère des arts, des armes et des lois (Joachim du Bellay, 1525-1560), en passant par Rivarol et Voltaire, existe dans certains milieux gouvernementaux français, voir Phillipson 2003, 45-47. Sur les projets de renforcement du français dans les institutions de lUE, sous les auspices de la francophonie, voir Phillipson 2003, 133-4.
10 Ainsi, The Guardian du 20 mars 2002: La langue française connaît son Waterloo. Lélargissement de lUE est une bonne nouvelle pour langlais, confirmant sa victoire sur le français comme moyen classique dintégration européenne .
11 Autre symptôme : les publications dans dautres langues sont abandonnées ; ainsi, les Rapports Annuels sur la politique de la concurrence étaient disponibles dans toutes les langues officielles jusquen 1995, le rapport de 1996 a été publié en néerlandais, anglais, français et allemand, et aujourdhui il nest publié quen anglais. <http:/europa.eu.int/comm/competition/annual_reports>.
12 Voir dans Eurobarometer Rapport 54 du 15 février 2001 une étude (très sélective) des compétences en langues étrangères dans tous les Etats membres. Ces rapports se trouvent sur http://europa.eu.int/comm/dg10/epo/eb.html.
13 Seidlhofer, Barbara 2001. Closing a conceptual gap: the case for a description of English as a lingua franca [Combler un vide conceptuel : pour une description de langlais en tant que lingua franca], International Journal of Applied Linguistics 11/2: 133-158.
14 Ce terme a été employé par John Swales dans un article de World Englishes en 1997.
15 Voir le Manifeste de Vienne, Annexe 5 de Phillipson 2003.
16 Toutes deux sont résumées dans Engelska språket som hot och tillgång i Norden (La langue anglaise, menace ou chance pour les pays nordiques), Copenhague: Conseil des ministres des pays nordiques, 2002. Ce petit opuscule contient un résumé de 15 pages en anglais.
17 Voir Tove Skutnabb-Kangas 2000, Linguistic genocide in education or worldwide diversity and human rights?, Mahwah, NJ: Lawrence Erlbaum.
18 Quatrième version, 1er juillet 2002, ratifiée par une conférence internationale organisée par cinq associations catalanes à Barcelone, 31 mai-1er juin.
19 Louvrage a été traduit en espéranto.